Rencontre entre deux abîmés de la vie. |Aiden & Arizona|

Interpellé par une voix, j'ouvris les yeux et tournai la tête. A quelques mètres de moi se trouvait un jeune homme brun, les cheveux ébouriffés, les yeux marrons foncés contrairement aux miens. Il était très beau, et peut-être était-ce le genre de garçon à le savoir. Et d'après ce que je comprenais, il avait l'air d'avoir envie d'entamer une conversation. J'avais rencontré des dizaines de personnes comme lui, auparavant. "Salut !", "Comment tu t'appelles ?", "T'es là depuis combien de temps ?" C'était comme ça à chaque fois, quelle que soit la personne qui me demandait ça. Et la discussion finissait après cette question, répétée des millions de fois. Et je me doutais que ça finirait pareil là aussi.

- Salut, répondis-je calmement.

Je ne le regardai pas, préférant observer les branches et les feuilles de l'arbre qui nous dominait. Je n'étais pas très douée pour entamer la conversation, j'espérais donc qu'il s'en occupe s'il voulait vraiment parler avec moi.

- Avant de me demander... Mon nom est Arizona.

Cela lui évitait de dépenser sa salive en posant cette éternelle et même question.

Aiden... Un joli prénom aussi. Assez commun, je dirais. Je soupirai. Ce jeune homme avait vraiment l'air de vouloir commencer la conversation. Après tout, j'avais aussi démarré, en lui avouant mon nom. Qu'est-ce que je voulais, à la fin ? D'un côté, je préférais être seule, de l'autre, je ne trouvais pas ça si désagréable de faire la discussion à quelqu'un. Mais ça, ce n'était que maintenant. Comment cela se passerait-il quand il me verra face à face ? Qu'il observera ma plus grande honte ? Qu'il me demandera comment ça s'était passé ? Quand je devrais choisir entre tout lui décrire et ne rien dire ? Je ne lui dirais jamais. Je ne dirais rien à personne. Il se contentera certainement de mon silence. Certainement.
Ce que j'étais venue faire ici ? Pas grand chose, en fait. La journée du trois septembre 1940 avait été bien choisie pour le beau temps. Le ciel était bleu azur toute la journée, laissant passer les quelques mêmes nuages devant le soleil vers quinze heures. J'aurais pu décrire tous les moments de la journée, tellement je la connaissais par cœur. J'étais restée des heures dans le jardin de la maison des particuliers à observer les alentours, comptant le nombre de feuilles tombant du même arbre. Et le lendemain, j'avais refait la même chose, espérant qu'une feuille de plus tombe.

- Visiter, répondis-je simplement d'une voix légère.

Est-ce que je devais poser la question en retour ? Je n'en étais pas sûre, je n'étais pas douée pour me faire de nouvelles connaissances. Je me demandai juste ce qui allait se passer, après tout ça. Je balayai ces questions de ma tête et décidai de poser la question.

- Et toi ?

Aiden était quelqu'un de gentil et de compréhensible, je lui devais bien ça. Depuis combien de temps se connaissait-on ? A peine cinq minutes. Je l'avais peut-être croisé à la maison des particuliers quelque fois, mais je ne m'en souvenais pas. Il y avait tellement de visages à mémoriser, là-bas. Et pourtant, je me sentais déjà proche d'Aiden. Je ne le connaissais pas. Je n'avais entendu qu'une dizaine de paroles sortant de ses lèvres. Il n'était pas comme les autres, je le sentais. Et il avait une certaine chose... particulière, je le reconnaissais.
Assise, je fixai mes chaussures, ne sachant pas quoi répondre à ça. Nous ne nous connaissions pas du tout. Il ne savait pas du tout ce que j'avais traversé pendant mon enfance, et ne comprendrait pas. Personne ne pouvait comprendre. Et puis, pourquoi devrais tout lui dire, maintenant, alors que je ne savais rien de lui ? Il pouvait très bien s'en aller et le répéter à tout Cairnholm, qui sait ? Alors là, je ne lui pardonnerais jamais. Je refuserai de vivre dans une ville où tous les habitants sont au courant de ma vie d'enfant. Une vie atroce.

- Je ne vais pas te déballer ma vie alors que nous ne nous connaissons que depuis à peine dix minutes, dis-je lentement, sans vouloir être méchante.

Ma particularité m'allait bien, en fin de compte. Maîtriser les ombres, quoi de mieux pour moi et mes pensées négatives ? Tout à coup, je me remis à penser à mon enfance, à la première fois où mon don avait fait son apparition. J'avais quinze ans. Nous étions tous les trois dans la cuisine, ma mère, mon père et moi. Puis ma mère n'avait pas passé l'aspirateur, ce qui avait agacé assez violemment mon père. J'attendais le moment où il la frapperait. C'est arrivé, et la colère m'avait envahi sans prévenir. Malgré les lumières allumées, la pièce s'était tout à coup assombri, jusqu'à masqué les ampoules et le soleil passant par les fenêtres. A quatorze heures de l'après-midi, nous nous étions retrouvés en pleine nuit. J'avais directement su que c'était moi. Et mes parents aussi. Ma mère m'a tout de suite acceptée pour telle que j'étais, mais mon père... Ah, mon père, je me rappellerais toute la vie de cet instant-là.
Toute sorte de sentiments m'envahirent : mélancolie, haine, peine, regret. Et, comme cette fameuse journée, le coin où nous nous trouvions Aiden et moi s'assombrit sans crier gare. A plusieurs mètres de là, il faisait jour. Mais à présent, à notre endroit exact, la nuit nous avait enveloppé. Je ne pouvais même plus discerner les yeux d'Aiden.

- Je suis désolée, annonçai-je. Je ne maîtrise pas bien ma particularité.

Et le pire dans tout ça, c'est que je ne savais pas comment faire réapparaître la lumière. Je soupirais, exaspérée par moi-même, puis me tins le front, un mal de crâne me possédant soudain.

Stupide ? Lui ? Rigolait-il ? Se moquait-il de moi ? Il y avait de fortes chances. Je ne connaissais depuis quoi, un quart d'heure ? Et pourtant, tout dans ses propos et dans sa voix m'incitait à lui faire confiance. Pleinement confiance. J'avais même de plus en plus envie de rester là à lui parler, à mieux le connaître, à peut-être même vouloir tout savoir de lui jusqu'à en être rassasiée. Mais à ce moment-là, je ne savais pas que je n'allais jamais être rassasiée de lui.
Je connais trop bien cela, avait-il dit. Alors il savait ce que ça faisait. Il percevait les regards des gens sur lui quand ils étaient au courant de toute votre vie privée. De ce que vous aviez été obligé de faire pour survivre.
Je ne me rappelais que trop bien le jour où j'avais planté la lame de ce couteau dans le dos de mon -soi disant- père. J'en faisais encore des cauchemars presque toutes les nuits. Le lendemain matin de cet assassinat, ça avait été un véritable fiasco. Les journalistes avaient publié notre histoire en une des journaux. Il y a ensuite eu le tribunal, où ils m'ont relâché, annonçant que mon acte n'était que de la légitime défense. C'était vrai.
Mais le plus dur n'avait pas été ça. Ça avait été le regard des autres, dans la rue, au lycée, n'importe où. J'avais été une meurtrière. Je l'étais toujours. Et ça me rongeait de l'intérieur.
Perdue dans mes pensées, j'avais complètement oublié Aiden qui se trouvait à côté de moi. Il m'assura de ne pas m'inquiéter, et lentement, le soleil revint parmi nous. Aiden maîtrisait donc la lumière. Nous étions totalement opposé tous les deux. Je maîtrisais l'ombre, lui la clarté. Il avait la joie de vivre, et moi je ressemblais à quelqu'un qui venait de se jeter d'une falaise.
Je me rendis soudain compte de l'image que je renvoyais. Je devais littéralement faire peur. Voilà pourquoi personne ne m'approchait.
Je me tournai entièrement vers Aiden, de sorte à le voir de face. Ses yeux bruns renvoyaient la lumière du soleil et son teint... Il devint tout à coup livide. Il avait l'air épuisé, des cernes mauves se dessinaient sous ses prunelles. Qu'avait-il ? Sa particularité était-elle tellement puissante que ça le vidait entièrement de ses forces ?
D'instinct, je m'approchai de lui. J'avais assez aidé et soigné ma mère dans le passé, je savais donc comment procéder.

- Allonge-toi, dis-je.

Agrippant ses épaules, je le forçai à poser sa tête sur le sol. Il était très pâle, un peu comme moi à bien y réfléchir. Je posai ma main sur son front, il n'était pas fiévreux, ce qui était bon signe.

- Aucun risque, tu ne vas pas mourir aujourd'hui, annonçai-je en souriant légèrement.

Cela faisait des années que je n'avais pas souri.

Aiden était toujours dans un état semblable à celui de maintenant quand il utilisait sa particularité ? C'était dangereux pour lui. S'il s'en était servi à forte dose pendant plus longtemps, il se serait carrément évanoui. Et s'il avait été tout seul, au milieu de la forêt, inconscient et peut-être trop prêt de la mort ? Si un Estre lui serait tombé dessus, que se serait-il passé ? Je ne connaissais pas encore les Estres, je n'en avais jamais rencontré, mais je savais que c'étaient des créatures infâmes et sans pitié qui s'en prenaient aux particuliers dans leurs moments les plus faibles.
Je m'assis en tailleur aux côtés d'Aiden, ce dernier étant toujours allongé sur l'herbe. J'observe les traits de son visage sans vraiment m'en apercevoir, ma prunelle parcourant la courbe de son menton, puis de son nez. Me rendant enfin compte de ce que je faisais, je détournai rapidement les yeux vers le paysage devant moi, mes joues rosissant, me concentrant plutôt à la question qu'il venait de me poser. Il m'était arrivée, une seule fois, de me sentir extrêmement mal. J'avais beaucoup trop usée de ma particularité en une seule journée. Tellement que j'étais restée des jours dans le noir.

- C'était le lendemain après être sortie de l'hôpital à cause de... ça, dis-je en montrant ma prunelle défectueuse. Je me suis enfermée dans ma chambre et je me suis assise contre un mur. Je ne voyais plus rien de mon œil gauche, mais il me faisait toujours mal. J'étais dans un état si irrécupérable que je n'avais pas la force de me lever pour fermer les volets de la fenêtre juste devant moi. Le soleil était littéralement en train de me brûler l’œil. Alors, d'un coup, je me suis trouvée dans le noir complet. Je suis restée toute la journée à fixer un point devant moi qui n'existait pas. Je n'avais plus mal, mais le soir, j'étais tellement épuisée d'avoir utilisé ma particularité que je me suis évanouie sur le sol.

Je me rendis compte de ce que je venais de révéler à Aiden. Je venais de lui parler de moi. De ce que j'avais éprouvé dans un des plus douloureux moment de ma vie. Cette vie qui n'était faite que de malheurs. Tout à coup, je me sentis mal. J'avais l'impression de me plaindre de ce que j'avais vécu, et je détestais cette sensation. Je ne voulais surtout pas qu'Aiden croit que j'étais une fille comme ça. Il fallait que je me rattrape.

- Mais c'est pas important. Parle-moi de toi plutôt, comme était ta vie, avant la boucle ?

C'était assez ridicule de lui poser cette question, sachant que quelques instants plus tôt, je n'avais pas voulu lui parler de moi. Or, je voulais que ce soit lui qui me parle de sa vie. J'espérais qu'il ne prendrait pas ça mal. Après tout, je venais de lui dire une chose personnelle sur moi. A lui, maintenant.

D'après ce que je comprenais, il possédait un passé difficile, lui aussi. Heureusement pour moi, je n'avais jamais connu la pauvreté. Malgré la méchanceté de mon père, nous n'avions jamais été pauvres et mal nourris. Nous avions toujours de quoi manger sur la table, que ce soit le matin, le midi ou le soir. De ce côté-là, je n'avais pas eu à me plaindre.
Ils m'enfermaient dehors, parfois. Alors lui non plus n'avait pas eu des parents dignes de l'être. Comment se faisait-il qu'il existait des personnes si horribles dans le monde, à en maltraiter leurs enfants ? Cela me donna un frisson. J'observai toujours Aiden, ses yeux brillaient d'un éclat de curiosité et d'envie. Ses prunelles parfaites me donnèrent la chair de poule. J'allais répondre une légère phrase à son histoire. Après tout, il avait accepté de me dévoiler sa vie d'enfance alors que moi, j'avais refusé à lui raconter la mienne. Aiden était à présent quelqu'un que j'appréciais, et sans doute allait-il devenir mon premier véritable ami dans la boucle. J'admirais sa façon qu'il avait de vivre. Il avait comme oublié son passé, avait complètement changé de vie. Il se sentait bien, à présent, et il fallait que j'arrive à devenir comme lui.

Avant que je puisse dire quelque chose, ses gestes m'arrêtèrent et me rendirent stupéfaite. Cela ne dura qu'une seconde, mais elle fut extrêmement longue à mes yeux. Aiden se trouva d'un seul coup assis, face à moi, son regard plongé dans le mien. Son visage était très proche, je ressentais son souffle caresser ma peau immaculée. Nos nez se touchaient presque, tant le jeune homme était prêt. Puis, sans l'ombre d'une hésitation, comme s'il avait préparé ce moment avec soin, ses lèvres trouvèrent les miennes. Le baiser ne dura pas plus de deux secondes. Aiden fit preuve d'une réelle délicatesse. Mon cœur rata un battement, et mes joues devinrent rouges comme un coquelicot. Quand il rompit le contact, j'étais complètement tétanisée, incapable de bouger, fixant toujours intensément les yeux du particulier en face de moi. Ma respiration était saccadée. Pourquoi avait-il fait ça ? Tout avait été parfait, vrai, jusqu'à ce qu'il gâche tout en m'embrassant, en mettant fin à notre conversation si agréable.

- Qu-qu-qu'est-ce que tu as fait ? balbutiai-je.

Certainement qu'il avait embrassé d'autres filles avant moi. Certainement qu'il croyait que j'avais moi aussi embrassé d'autres garçons. Mais il se trompait. Ce baiser avait été mon premier. C'était complètement ridicule qu'il soit le premier, pour une fille de mon âge. Et je ne l'avais pas du tout imaginé comme ça. Cette première fois devait être importante, pour moi, et voilà qu'Aiden venait de tout gâcher, en une fraction de seconde.
Je me levai, folle de rage contre lui. Pourquoi avait-il fait ça, bon sang ?

- Qu'est-ce qu'il t'a pris ? criai-je en le regardant. Ça ne t'ai pas passé par la tête de me demander ce que j'en pensais ? Si j'en avais envie ?!

Il fallait que je parte, je sentais déjà mes yeux se mouiller de larmes. Et je ne voulais pas pleurer devant lui. Jamais. J'avais apprécié ce moment de confidences, j'avais presque été au point de lui raconter mon histoire. J'avais espérer avoir un ami, ressentir ce qu'était la vraie amitié. J'avais eu, pendant ces instants, un réel sentiment de confiance envers lui. Et maintenant, j'étais complètement en colère. Ma journée venait d'être détruite par une erreur. Une énorme erreur.

Je lui tournai le dos sans un dernier regard, prête à rentrer à la maison des particuliers, à m'enfermer dans ma chambre jusqu'au soir pour évacuer ma fureur. Je ne voulais plus jamais le revoir. Mais je savais, au fond de moi, que ce vœu allait être impossible à exaucer.
Parce que j'avais profondément aimé cet instant où nos lèvres s'étaient touchées.

J'étais une personne ignoble. Je lui avais sans doute fait de faux espoirs, de terribles faux espoirs. Pourquoi l'avais-je embrassé ? Cela avait été pour vérifier. Mais quel mot étrange dans ce contexte. On ne vérifie pas que l'on aime quelqu'un en l'embrassant. Normalement, on le ressent. Et j'avais ressenti l'envie de le faire. Etais-je donc comme lui ? Avais-je eu le coup de foudre ? Non, c'était théoriquement impossible. Cela n'existait pas. On tombait amoureux lentement. Aiden n'était donc pas amoureux de moi. En tout cas, c'est ce que je pensais.
Je plongeai une fois de plus mes prunelles dans les siennes, et je ne pus m'empêcher de les trouver magnifique, comme le reste de son visage, d'ailleurs. Mais à quoi penses-tu, Arizona ?
A sa question, je secouai la tête.

- Si je t'en voulais, je n'aurais pas fait ce que j'ai fait.

C'était presque ironique. Si j'étais en colère contre lui, j'aurai fait en sorte de ne pas produire ce baiser. Ce que j'avais fait. Mais pourquoi, réellement, j'avais décidé de le faire ? Je ne le savais pas vraiment, mais au fond de moi, cela avait été l'envie qui m'avait poussée à faire ça. Rien que l'envie. Et le problème dans tout ça, c'est qu'à chaque fois que je croisai le regard d'Aiden, cette même envie me submergeait. Je n'étais pas faite pour ça. Je n'étais pas faite pour aimer quelqu'un. Je ne causerais que le malheur de cette personne.

- Je dois partir, Aiden, excuse-moi.

Et sans lui jeter un regard, je le laissai au milieu de ce chemin, rentrant, cette fois, pour de bon à la maison des particuliers. Ce qui était la meilleure chose à faire.