Invitée inattendue [April Statford; Luke Nash]

Il lisait. Comme souvent, comme toujours. Il avait particulièrement besoin de s'enfermer dans sa bulle tant le monde lui semblait parfois intrusif. Revenir à un point d'attache était un moyen pour ne pas sombrer dans la folie, la dépression. Il l'avait toujours fait, il était très fort pour ça. Si la maison des particuliers était un havre de paix verdoyant, s'acclimater à un tel changement d'environnement était difficile. Il lui semblait qu'on le sollicitait continuellement, remplissant son esprit de cascades de sensations totalement inconnues sans lui laisser le temps de les enregistrer une à une calmement, jusqu'à l'en saturer. Il voulait tout savoir, tout connaître, mais ça n'en restait pas moins un jeune homme, étrange et particulièrement renfermé, certes, mais un homme tout de même. Il n'était pas éternel, pas non plus aussi éphémère que certains papillons qui ne vivent qu'un jour. Il avait hâte de prendre son envol, mais le besoin pressant de faire le vide dans sa tête bourdonnante de données récoltées dans les quelques jours, de questions impossible à formuler intelligiblement et de théories fantaisistes l'avait une fois de plus mené dans l'endroit qui ressemblait le plus à sa cellule de confinement : une vieille salle de classe, débarrassée de toutes ses tables et de ses chaises, empilées dans un coin.
Allongé à même le sol, il lâcha son livre qui se referma tout seul et se posa sur le carrelage et ferma les yeux, les bras derrière la nuque, récapitulant le même mantra inlassablement pour chasser les pensées parasites qui lui donnaient des migraines. Derrière lui, la craie s'agitait sur le grand tableau noir, écrivant des formules et des mots sans rapport les uns avec les autres. Ce qu'il avait appris, ce qu'il pensait sur le moment, ce genre de chose. Bientôt, la surface d'ardoise devint illisible, parcourue de mots mêlés les uns aux autres, mais la craie continuait son parcours sans faiblir. Et quand elle se termina, une autre s'éleva pour la remplacer.
Cela aurait pu continuer longtemps, quand la porte s'ouvrit.

Du bruit. Non, un grand fracas en plus de la porte qui grinçait un peu en s'ouvrant. Il ouvrit les yeux, surpris, mais pas affolé. Il était d'un calme impressionnant, étant donné que son univers avait toujours été silencieux. Il ne bougea pas, se contenta de dévisager la jeune fille qui venait de faire tomber ses livres en entrant. Elle s'était apparemment trompée de salle, ce n'était pas bien grave. Il était plus inquiet pour les livres qu'elle venait de faire tomber, qui, eux, n'avaient pas l'air d'avoir une grande espérance de vie entre ses mains. Elle était blonde, des yeux clairs, des sourcils marqués, le visage agréable. Il n'avait pas de critères précis pour dire si elle était vraiment belle ou pas, étant donné qu'il n'avait aucune référence en la matière, mais le moins qu'on puisse dire était qu'elle paraissait très surprise et un peu gênée. Devant le tableau, la craie s'était immobilisée en l'air. Il n'avait plus besoin de regarder les objets qu'il voulait manier depuis longtemps, ils s'animaient comme dotés d'une vie propre. Ainsi, la craie regagna sa place d'origine et le tableau fut brossé en un rien de temps, libéré de toute cette craie "gaspillée". Il brillait un peu dans la pénombre.
Il se redressa, tapotant l'espace à côté de lui pour l'inviter à venir le rejoindre.
En parallèle, la craie écrivait toute seule sur le tableau :

"Bonjour. Je m'appelle Luke."

Elle ne manquait pas de spontanéité, et comprenait vite, un atout pour communiquer. La craie écrivait au rythme de ses pensées, ce qui lui permettait d'avoir des conversations à une vitesse tout à fait normale. Il lui fallait juste choisir les mots pour qu'ils s'inscrivent tout seuls. Était-il muet ? Il n'en avait aucune idée, et sa migraine naissante n'arrangeait pas sa recherche de souvenirs. Comme toujours, il se heurtait à un mur blanc, ce n'était pas surprenant, il y était habitué. Il ne persista pas et répondit plutôt, tout à fait honnête :

"Je ne sais pas."

Au moins son écriture était-elle lisible, il avait l'habitude, il fallait bien se faire comprendre un minimum. Des tas de questions fourmillaient dans son esprit, il fit rapidement le tri avant de "parler" :

"Tu viens de quelle époque ? Quel est ton don ? Tu es ici depuis longtemps ?"

ça lui avait échappé, peut-être trouverait-elle ça un peu brusque comme entrée en matière. Mais il était curieux.