Perdus dans la nuit |Joshua Fenieel|

Les gens qui me croisent doivent se demander ce que fait un jeune homme sur un vélo, surtout presque dans le noir. Je suis sans doute inconscient à leurs yeux, se disant que je pourrais rentrer dans n'importe qui à n'importe quel moment. Non, je suis juste en retard au dîner de ce soir, à la maison des particuliers. Je suis allé à la plage en début d'après-midi, et je n'ai absolument pas vu le temps passer. C'est vrai que je suis quelqu'un de patient, qui prend l'instant présent à la légère. Il n'empêche que ce n'est pas une raison pour arriver en retard.
Je pédale sur mon vélo, essayant d'aller le plus vite possible, mais je n'arrive pas à rester impassible devant le paysage de cette petite ville. Les maisons éclairées, les étoiles qui se dessinent dans le ciel. Tout ça me fait penser à mettre la lampe à ma bicyclette, cela m'évitera de foncer droit sur une personne ou dans un lampadaire.
Quand j'étais petit, le vélo était la seule chose que j'ai vraiment possédé. Il venait de mes demi-frères, devenant trop grands pour lui. J'allais et revenais de l'école tous les jours avec lui, et ce pendant deux ans. Il me permettait d'aller voir Grindel, la seule vraie famille que je n'ai jamais eu. Elle me comprenait comme si j'étais son propre fils. La meilleure femme à mes yeux.
Je me perds dans mes pensées, soudainement pris de nostalgie, et je ne vois pas arriver la personne qui arrive devant moi. Je la reconnais en un instant : c'est Eden Blueman, une particulière d'environ mon âge. Je voudrais pouvoir l'éviter, mais c'est trop tard et la roue de devant se prend ses jambes. Elle tombe sur le sol et je bascule aussi sur le côté. La bicyclette perd aussi l'équilibre et se jette contre moi. Je me mords les lèvres légèrement avant de l'élever et de la jeter sur le côté. Eden. Je me lève le plus rapidement possible pour aller l'aider, mais elle s'est déjà relevée. Je lui prends le bras.

« Est-ce que... »

Je ne finis pas ma phrase car une image assaille ma tête tout d'un coup. La première chose que je remarque est une Ombrune, avec ses yeux vides et gris. Puis l'image change sur une Eden complètement désemparée, le regard dans le vide, les yeux reflétant une lueur de mélancolie. Puis le corps.
J'enlève ma main de son bras en une seconde, stoppant net le flash. J'ai toujours l'impression de m'incruster dans la vie des personnes que je touche, et ça me met toujours mal à l'aise. Ça ne me regarde pas, et pourtant mon cerveau m'oblige à voir les scènes les plus choquantes, horribles, tristes d'une vie. Même si quelques fois, je préfère voir le passé que le futur. Que ressentir si l'on voit la mort d'une personne, par exemple ?

« Excuse-moi, je ne t'ai pas vu. » dis-je, honteux.

Je ne perçois qu'à peine Eden sous la nuit bientôt complètement noire. Quelle heure est-il ? Le repas à la maison des particuliers a sûrement déjà commencé, et sans doute bientôt prêt à être fini. Ce n'est pas grave, je n'ai pas tellement faim de toute manière. Mais tout de même, il faudrait peut-être rentrer. Qui sait ce qu'il se cache dans les rues à une heure pareille ? On est jamais en sécurité.
Je devrais m'en aller et rentrer. Mais quelque chose me retient ici. Je ne sais pas si avoir vu une scène passée de la vie d'Eden m'a affecté, mais j'ai envie d'en savoir plus. Avant ça, je ne crois pas avoir déjà observé une image si violente et si triste. C'est déstabilisant.

« Pas grave. Ça va ? Tu ne t'es pas fait mal ? »

Pendant une seconde, j'avais complètement oublié Eden se tenant devant moi, sans rien dire. Je ne sais pas si elle connait ma particularité. Mieux vaut ne pas qu'elle sache ce que c'est en fait. Que doivent ressentir les gens qui pensent que je sais tout de leur passé ? Si Eden le sait, elle doit se sentir gênée. Peut-être autant que moi, même.

« Non, ça va. »

Je lui donne un sourire encore confus, même si je sais qu'elle ne le voit qu'à peine sans lumière. Eden marche jusqu'au vélo, sûrement pour le récupérer et le remettre droit. J'ai à peine le temps de la voir attraper le guidon qu'elle s'emmêle les pieds dans les pédales et tombe sur la bicyclette. D'après ce que je vois, elle est assez maladroite. Je me dirige vers elle et la prend par les deux bras pour l'aider à se relever, tout en me concentrant pour ne pas avoir de prémonitions.

« Tu t'es fait mal ? » je demande doucement.

Je regardai Eden s’asseoir par terre. Elle saignait du genou et des mains. Mais le pire était le genou. Ce n'était pas vraiment beau à voir, mais contrairement à d'autres personnes, je ne craignait pas la vue du sang. En revanche, cette plaie devait être soignée et désinfectée parce qu'elle était recouverte de sable et de graviers.

« Je crois que oui. » répondit Eden à voix basse.

Elle se releva tant bien que mal, sautant sur son autre pied. Elle fit quelques pas en boitillant. La jeune fille savait montrer qu'elle n'avait pas mal, mais je sentais qu'elle ressentait la douleur dans son corps entier. Elle n'était pas la seule à être tombé. Je me rappelais le jour où mes pieds s'étaient emmêlés et qu'ils m'avaient fait dévalé une pente d'herbe et d'orties en roulant. Vous allez me dire : mais qu'est-ce qu'une personne normale faisait dans un endroit paumé au milieu des orties et des plantes ? C'était juste avant d'entrer dans la boucle temporelle, quand je la cherchais. Il y avait de cela quatre-vingt douze ans, et je m'en souvenais comme si c'était hier.

« Il y a un banc, là-bas. » annonce Eden.

Je suivis la direction de son regard et remarquai le banc quelques mètres plus loin. Il était vide -assez logique puisqu'il faisait bientôt nuit et que tout le monde étaient rentrés chez eux sauf, bien entendu, deux idiots qui se ramassaient sur un vélo en pleine rue et toutes les deux minutes. Est-ce qu'Eden pouvait marcher jusqu'au banc ? Je n'en étais pas sûr, vu comment elle se tenait. Alors, sans lui demander son avis, je me concentrai fortement et l'empoignai par le bras, du côté de sa jambe ensanglantée. C'était assez difficile de ne pas s'incruster dans la vie des gens. Mais cela faisait maintenant longtemps que je me servais de ma particularité, et je commençais à réussir à m'en servir convenablement.
Nous marchâmes pendant les quelques mètres qui nous séparaient du banc, puis, arrivés, je la lâchai et le bourdonnement dans ma tête disparu. C'était tout le temps comme ça. Toutes les fois que je ne voulais pas avoir de prémonitions et que je faisais mon possible pour ne pas en avoir, un bourdonnement surgissait jusqu'à ce que le contact avec l'autre personne s’estompât. C'était très dérangeant.

« Ça te fait mal ? Je crois que j'ai un mouchoir dans ma poche. » dis-je en le prenant et en lui tendant.

J'observais Eden prendre le mouchoir. Je la trouvais distante, je ne savais pourquoi. Comme si elle se méfiait de moi. Elle posa le mouchoir en papier sur son genou, et celui-ci devint rapidement rouge de son sang. Eden recula encore de quelques centimètres, et c'est à cet instant que je compris. Son regard disait tout. Elle savait quelle était ma particularité, elle savait que j'avais vu dans son passé. Elle m'en voulait. Mais comment pouvoir faire autrement ?

« Ta particularité, c'est bien de voir la vie des gens en les touchant, non ? » demanda-t-elle.

Son ton me fit sursauter quelque peu. Pourquoi étais-je toujours surpris quand les gens étaient "en colère" contre moi ? Je devrais avoir l'habitude, avec le temps. Mais non. Je n'y arrivais pas. C'était toujours aussi blessant d'entendre ces mêmes paroles sortir de la bouche des gens. Ces mêmes accusations.

« Oui, c'est ça. Alors, qu'est-ce que tu sais de moi ? Est-ce que tu fais exprès de m'aider à me relever toutes les trois secondes pour connaître ma vie sans en avoir l'air ? »

Avais-je vraiment un visage qui reflétait la sournoiserie ? Qui serait cette personne qui ferait exprès d'aider quelqu'un rien que pour essayer de savoir toute la vie de ce dernier ? Je n'étais pas méchant. Je n'étais pas comme elle le croyait. J'étais juste une personne qui n'avait pas eu beaucoup de chance dans sa vie.

« Excuse-moi, je suis stupide. »

J'entendis à peine son murmure sortir d'entre ses lèvres. Je ne lui en voulais pas, je la comprenais même. Mais pourquoi se sentait-elle stupide ? Peut-être que j'aurais réagi de la même manière, à sa place.

« Tu n'es pas stupide.dis-je en cherchant son regard. Je ne t'en veux pas, ça a toujours été comme ça de toute manière. Ma particularité me permet de voir le passé et le futur des gens rien qu'en les touchant, c'est vrai, mais j'arrive tout de même à la contrôler. »

« Tu rigoles, là, Joshua ? C'est à peine si tu peux tenir deux minutes. » pensais-je. En fait, je détestais ma particularité. À cause d'elle, je n'avais aucun contact avec les gens. Même si j'avais quelques amis, je ne pouvais jamais rien faire avec eux. Je ne pouvais même pas les prendre dans mes bras si ils allaient mal.

« Je suis désolée d'avoir volé ton intimité. » dis-je tout bas en regardant mes mains.

« Tu n'y peux rien, ce n'est pas grave. Tu n'as pas à être désolé. »

Je la remerciais intérieurement. J'avais l'impression qu'elle me comprenait, et si c'était le cas, elle était bien la seule. Malheureusement, je ne la connaissais pas assez pour vraiment l'affirmer. Elle se rapprochait de plus en plus de moi. Eden avait confiance en moi. Mais que se passerait-t-il si je n'arrivais pas à contenir mon don longtemps ? Si au bout de quelques minutes, le bourdonnement dans ma tête était trop fort et que je ne puisse plus assez me concentrer ?

Nos épaules se touchèrent, et le mal de tête recommença. Je ne voulais pas le montrer à Eden. Je ne voulais pas qu'elle sache que je me contenais pour ne pas savoir ce qu'elle avait au plus profond d'elle même. Mais au bout de quelques minutes, je n'en pouvais plus, je reculai donc et me massai les tempes discrètement. J'avais l'impression que c'était plus simple de rester seul, à ne se soucier que de sa propre vie. C'était horrible de voir la vie des autres.

« Quelle est ta particularité ? » demandai-je pour changer de sujet.

Tant pis si elle ne voulait pas me répondre. Peut-être croyait-elle que je savais déjà assez de choses sur elle.

« Je peux me métamorphoser en un tas de choses et de gens. »

La métamorphose ? C'était une particularité vraiment intéressante et extraordinaire. Se transformer en différentes personnes, prendre leur place, avoir un autre point de vue sur la vie, peut-être. Au moins, elle, elle n'avait pas à se concentrer de toutes les manières pour ne pas se métamorphoser. Eden utilisait sa particularité quand elle le voulait, elle arrivait, elle, à pouvoir toucher les gens sans avoir constamment un bourdonnement dans sa tête qui la forçait à voir la vie des autres. Et oui, d'une certaine manière, j'étais jaloux. J'aimerai moi aussi pouvoir toucher les personnes autour de moi sans connaître leur passé douloureux ou leur futur malchanceux. Cela faisait environ quatre-vingt dix ans que je m'entraînais à ça, pour ne plus avoir de mal de tête. Et cela faisait quatre-vingt dix ans que j'étais toujours au même point.

« Ce n'est pas trop dangereux ? Tu n'es jamais restée enfermer dans le corps d'une autre personne ? » demandai-je pour mettre fin à mes pensées négatives.

Parce que cela pouvait être certainement possible, non ? Etre coincé, même si je pensais qu'elle ne se métamorphosait pas tous les jours.

Quand Eden me raconta deux exemples de ses métamorphoses, j'eus des frissons dans le dos. Qu'est-ce qu'on doit ressentir quand on est coincé dans le corps d'un animal ou d'un objet ? Je ne voulais même pas y penser, de peur que ça puisse m'arriver. D'après ce que je comprenais, ma particularité n'était pas la seule à être difficile à contrôler. Loin de là.

« Toutes les particularités sont dangereuses, n'est-ce pas ? C'est pour cette raison qu'on apprend à les contrôler, afin que ce ne soient pas elles qui nous contrôlent. »

Je voulais lui confirmer ce qu'elle venait de dire. Mais je ne le pouvais pas, parce qu'au fond de moi, je n'arrivais pas à contrôler ma particularité comme le faisait les autres. Je préférais n'avoir aucun contact avec les autres pour ne pas m'en servir plutôt que de savoir la contrôler. Je faisais donc tout le contraire de ce que disait Eden. Ma particularité était en train de me contrôler, et il fallait que je change ça. En m’entraînant un peu plus, par exemple, même si pour moi, c'était déjà peine perdue.
Je me tournai vers Eden. Est-ce qu'elle pouvait se déplacer, maintenant ? Ce serait assez pratique, vu qu'il faisait bientôt entièrement nuit. On pouvait voir nettement les étoiles dans le ciel, à présent.

« Tu crois que tu peux marcher ? » la questionnai-je.

« Vite, vite, vite ! Il faut qu'on rentre ! Tu as l'heure ? Il est tard ! Je suis sûre qu'il est tard ! »

Au moins, j'avais la confirmation qu'elle n'avait plus mal à son genou, ou que ce n'était qu'une égratignure. Eden sautait sur ses deux pieds, prête à rentrer le plus vite possible. Je me levai, j'étais moi aussi sûr qu'il se faisait tard, et que l'on n'aurait sans doute rien à manger en rentrant. Allions-nous avoir une punition pour n'être pas à l'heure ? Je me demandais si le couvre-feu était passé encore. Si non, nous pouvions peut-être se dépêcher et ne pas le rater. Même si c'était sûrement peine perdue d'avance.
Je pris mon vélo qu'Eden me tendait, prudemment, mais ces doigts touchèrent les miens au dernier moment. Ce ne fut qu'une fraction de seconde, mais j'eus assez pour voir clairement ce qu'il se passait dans ma tête et dans son futur. Oui, car cette fois je ne vis pas son passé, mais son futur proche. Je l'ai vu dévaler une pente, mais je ne pouvais pas voir où se passait la scène. Puis arrivée, elle était couchée par terre, se tenant la jambe. Sérieusement, qu'allait-il se passer ? Tout d'un coup, l'inquiétude me rongea de l'intérieur. Je ne devais pas lui dévoiler ma prémonition, je ne voulais pas l'angoisser. Après tout, l'avenir peut toujours changer.

« Tu viens ? »

J'hochai la tête, un peu confus, et nous partîmes pour la maison des particuliers en pleine nuit, Eden à ma gauche et ma bicyclette à moitié défoncée sur ma droite. La demeure était assez loin du parc, je pensais que nous y serions en une dizaine de minutes, peut-être plus. Cela dépendait de ce qui allait arriver en chemin. On éclairait la route par la lampe de mon vélo, il n'y avait pas vraiment de lampadaires à Cairnholm, et ça pouvait devenir vite dangereux si on ne savait pas où l'on mettait les pieds. Je me pris plusieurs fois la bicyclette dans les jambes sans faire exprès, d'ailleurs.

« Il commence à faire froid. Ça va ? » dis-je pour combler le silence qui devenait pesant.

« Ça va. Et toi ? »

Je hochai la tête frénétiquement, des frissons dans tout le corps. Je n'avais pas spécialement froid mais toutes les formes qui prenaient place sur la route devant nous n'étaient pas très sympathiques à observer. Je préférais me concentrer sur notre respiration à tous les deux, et sur la lumière qui émanait de la bicyclette. Les chemins se rassemblaient tous comme deux gouttes d'eau à cette heure-ci, mieux fallait faire attention.

« Ça fait longtemps que t'es là, non ? Je veux dire, dans la boucle. »

Longtemps ? Et comment. Dans une vingtaine d'années, cela ferait un siècle. Le temps était long à Cairnholm. Après tout, l'on revivait la même journée tous les jours. Pourtant, je me souvenais de ma vie passée avant la boucle comme si c'était hier. Des souvenirs aussi douloureux les uns que les autres.

« Depuis soixante-quinze ans. Et toi ? Je crois que ça fait longtemps que tu es ici aussi, non ? »

J'attendais la réponse d'Eden, mais quelque chose attira ma concentration. Nous n'avions pas fait attention jusque là, mais le chemin avait changé. Était-ce le fruit de mon imagination ou nous nous étions trompés de route ? Devant nous s'étendait la forêt aux épais feuillages et à la nuit noire. Parce que sous les branches des arbres, on ne distinguait qu'à peine de bout de nos pieds. Heureusement que la lampe du vélo nous éclairait. Je changeais d'avis quand celle-ci s'éteignit, sans doute par vieillesse.

« Euh, Eden ? dis-je. Tu sais où on se trouve, là ? »

« Euh ... Pas vraiment, non. »

Si aucun de nous deux ne savait où l'on se trouvait, comme allions-nous sortir de cette torture ? Je n'étais vraiment pas dans mon élément dans cette forêt noire et angoissante, et je devinais qu'Eden non plus, à en juger par sa respiration saccadée. Mes yeux cherchaient frénétiquement une lumière qui nous indiquerait une sortie, mais il n'y avait que cette unique noirceur qui nous cachait toute tentative de s'enfuir de cet enfer ténébreux. Je tournai sur moi-même pour observer mon environ, mais cela ne servait à rien puisque la lune elle aussi n'était pas la bienvenue dans ce dédale de branches.

« Viens par là, tout droit. »

Je fis ce qu'elle me dit, persuadé qu'elle aurait peut-être reconnu l'endroit où l'on se trouvait. Quelques branches craquaient sous mes pas, et je tenais toujours mon vélo de la main droite, soulevant la gauche comme pour vérifier qu'il n'y avait rien devant moi. C'était ça alors, la sensation d'être aveugle ? C'était bien plus pire que je ne le pensais. Ne plus voir son environnement, son entourage, ne plus savoir où mettre les pieds. Et pourquoi cette fichue lampe s'était-elle éteinte ? Si ça se trouvait, on avait déjà marché depuis une dizaine de minutes dans la forêt. Si c'était le cas, il faudrait peut-être attendre le lendemain matin pour se repérer grâce aux faibles rayons de soleil qui s'engageraient entre les feuilles des arbres.

Puis je me rendis compte d'une chose affreuse et angoissante : je n'avais pas pris le même chemin qu'Eden. J'avais tourné sur moi-même quelques minutes plus tôt, comme un véritable idiot, et je l'avais perdue. J'avais perdu la seule personne sur qui je pouvais compter et pour qui je comptais pour sortir de là. Je n'entendais plus rien, seulement le grincement de ma bicyclette qui commençait véritablement à m'agacer. Je le déposai contre ce que je pensais être un tronc d'arbre, puis je repensai à ma prémonition concernant Eden. Elle allait sûrement dévaler cette pente dans quelques instants peut-être, et je ne pourrai pas l'en empêcher parce que j'avais changé de direction sans m'en rendre compte. Et si elle avait retrouvé son chemin sans moi ? Viendrait-elle m'aider ? Non, il ne fallait pas qu'elle revienne me chercher, pas en pleine nuit. Elle risquerait de se perdre une fois de plus.

« Eden ! » criai-je à l'aveugle.

Je me remis à marcher devant moi d'un pas certain et rapide. Je ne pouvais surtout pas rester planté là sans rien essayer pour la retrouver. Au bout de quelques minutes de marche, des lumières avaient fait leur apparition. Je débouchai de la forêt sur un vaste jardin, et juste devant moi demeurait la maison des particuliers que l'on n'aurait pu reconnaître sans les lumières des chambres allumées. Je soufflai un bon coup, soulagé, avant de songer à Eden, coincée au milieu des arbres, dans la nuit noire. Elle devait être paniquée, et je devais l'aider. Je me retournai et me mis à courir vers le bois, bien décidé à la retrouver dans cette noirceur.

Je cherchai Eden dans cette forêt obscure. Je n'en pouvais plus, la fatigue arrivait petit à petit et me forçait à m'arrêter. Et si Eden avait retrouvé le chemin de la maison des particuliers ? M'avait-elle attendu ? Je ne savais pas quelle heure il était, mais j'avais l'impression d'être en plein cauchemar. Le chant des grillons m'emplissait les oreilles, les branches m'arrachaient la peau. J'avais la sensation de devenir fou. Je ne voyais absolument rien dans ce champ de torture. Quelques fois, un rayon de lune se frayait une place entre les arbres et cela me servait de repère, mais il ne restait pas assez longtemps pour pouvoir distinguer une silhouette. Et puis, qui sait ? Peut-être que je marchais pour aucune raison. Peut-être qu'elle avait trouvé une sortie de cet enfer, et qu'elle était partie. Je ne lui en voudrais pas.

Je criai une fois de plus son nom, espérant que le son passerait entre les grillons. Au début, je n'entendis presque rien avec tout ce bruit. La forêt était tellement agitée, comme si une tempête allait faire rage et que les animaux hurlaient de terreur. Puis, avec plus de concentration, je perçus une voix claire résonnait dans ma tête.

« Joshua ! Attends ! »

Peut-être que j'étais trop fatigué pour me rendre compte que la voix en question ne tournait pas dans mon cerveau, que j'étais trop abasourdi pour savoir que mes cris à moi avaient réussi à trouver un passage entre les différentes choses qui rendait cette forêt si spéciale. J'ouvris les paupières en grand. Eden était proche, je n'avais donc pas fait tout ce chemin pour rien. Je préférais rester là où j'étais pour ne pas se distancer, tous les deux. J'allais l'appeler de ma voix la plus forte quand quelqu'un me heurta.

« Pardon ! Mais je t'ai retrouvé ! Ça va ? demanda-t-elle.
-Oui, ça va. Partons de cet enfer, si tu veux bien. Essaie de pas me perdre. »

A présent, il ne nous restait plus que retrouver notre chemin et de ressortir.

« On est rentrés ! »

  Je hochai la tête, satisfait d'avoir réussi à retrouver notre chemin. Plusieurs lumières venant des chambres des particuliers s'étaient éteintes depuis que j'avais retrouvé la maison pour la première fois, et j'espérais que celles des ombrunes en faisaient parties, je n'avais pas vraiment envie que l'une d'entre elles nous tombât dessus en pleine nuit.
  Un air frais se leva calmement, comme si le dieu du vent soupirait, agacé.

« On ferait mieux de rentrer avant qu'une ombrune ne remarque notre absence, si ce n'est déjà fait. dis-je en fixant mes pieds, me demandant à l'avance si ils me trahiront sur le parquet. À bientôt. » rajoutais-je avec un léger sourire à l'intention d'Eden.

  Elle n'était pas stupide, elle retrouverait son chemin très bien toute seule. Et puis, la nuit n'était plus noire ténébreuse à présent que l'on avait échappé aux bois.
  Je décidai de rentrer dans la maison par la porte de derrière qui menait à la cuisine. Cette dernière était constamment ouverte. Je l'ouvris le plus lentement possible. Il y eut un léger déclic et la porte grinça dans le silence de la noirceur. Je serrai les dents, craignant que quelqu'un ait entendu, mais personne ne se montra. Je rentrai dans la pièce complètement sombre où régnait encore une faible odeur de cuisson. Mon ventre se mit tout à coup à faire du bruit, réclamant de la nourriture. Mais je n'osai pas emporter de la nourriture dans ma chambre. Mieux valait se faire voir les mains vides plutôt qu'avec une pomme volée dans les armoires de la cuisine.
  Je passai la pièce sans encombre puis montai les escaliers qui, eux, à mon plus grand soulagement, ne firent pas un bruit en mesure de me trahir. Je traversai le couloir rapidement et discrètement, entendant quelques ronflements à travers les portes closes. Tout le monde avait l'air de dormir à poings fermés. J'arrivai devant l'entrée de ma propre chambre, tournai la poignée puis rentrai. Je fermai la porte derrière moi puis expirai en m'adossant contre celle-ci, comme si je n'avais pas respiré durant tout le trajet.
  Je m'assis sur mon lit, et me rendis compte à quel point j'étais exténué. Étais-ce ce voyage dans la forêt qui me fit perdre mon énergie ? Tout ce que je savais, c'est que je ne tenais plus une seconde sur mes jambes. J'enfonçai la tête dans mon oreiller et fermai les yeux. Mes pensées vagabondèrent quelques instants vers Eden, me demandant si les ombrunes l'avaient trouvée. Puis je m'assoupis, laissant place à des rêves qui, cette nuit-là, ne furent pas sombres.