"I'm here to collect your heart, it's the only reason that I see." {Vladimir Leski • April Stratford}

Ce matin je suis bien décidée à sortir. Cela faisait trois jours que j'étais clouée au lit à cause d'un maudit rhume. Tomber malade alors qu'on à la vie devant soi, le comble. Enfin, je me suis bien embêtée à ne rien faire durant ces longues journées, à ne voir personne.
Je viens donc de sortir de ma chambre, habillée d'un pull en laine blanc, malgré le soleil, et d'une paire de collants noirs pour protéger mes jambes en dessous de mon short en jean. J'avais pris ce qui tombait sous ma main pour être le plus rapidement dehors, si bien que j'avais faillis oublier de mettre mes bottines marrons toutes neuves.
Je commence la descente des nombreuses marches de l'escalier tout en relevant mes cheveux en une haute queue de cheval. Mes pensées divaguent alors que je sens l'air frais emplir mes poumons. Ah la liberté. Parce que même si l'on est enfermés dans une Boucle c'est mieux que dehors où l'ont est obligés de se cacher pour survivre. Ici, au moins, on est quasiment sûr de pouvoir se balader tranquillement sans qu'un sépulcreux ou un estre nous tombe dessus. Je n'en ai jamais rencontré et je n'ai vraiment pas envie de taper la conversation avec eux un jour.
Je tâte par habitude la laine qui me recouvre près de mon épaule gauche. Rien. Un sentiment de panique m'envahit mais est vite dissipé. J'ai dû oublier ma broche dans ma chambre. Je remonte les escalier quatre marches par quatre et arrive essoufflée devant la porte de ma chambre. J'entre en râlant et accroche rapidement le petit phoenix à mon pull puis descends les escaliers, pour la deuxième fois de la journée. Je me dépêche, bien évidemment, et atteints l'entrée sans que je m'en rende presque compte. J'accélère encore plus le pas à la vue de la flore extérieure et bifurque à l'ouverture de la grande porte d'entrée.
Un choc, une faible douleur et un jeune homme très élégant devant moi. Oh, il tombe mal lui !

- C'est pas possible de faire un peu attention ! m'empourprais-je.

    Miss Tit m'a paru un peu fatigué, il faut dire que ces histoires d'Estres ne sont rassurantes pour personne. Elle s'inquiète pour ses protégés, ce qui est tout à son honneur. Certaines de ces créatures contre-nature ont été vu à proximité de la boucle verdoyante. En tout cas, le malade numéro trente-trois va devoir rester encore un moment dans l'Institut, son bilan de santé n'est pas acceptable pour l'instant. Tout en réfléchissant à quelques alternatives médicales qui pourraient aider, je la salue amicalement et referme derrière moi la porte de son bureau, non sans remarquer la ravissante horloge du dix-huitième siècle qui orne une de ses étagères. J'ai connu quelqu'un qui avait le même goût pour les objets dorés, et qui avait disparu de ma vie progressivement, comme une fleur qui se fane peu à peu. Cela fait longtemps que je n'y ai pas pensé, et je dois dire que ce sentiment de lassitude n'est pas vraiment le bienvenu. Ce n'est jamais agréable de se remémorer un rire disparu.

    C'est le rôle du meneur de se mettre à la place de ses compagnons pour faire les meilleurs choix. Et pour cela, rien de mieux qu'un spectacle de marionnettes grandeur nature. Seulement, il y a des fois où je voudrais remonter le temps. Je descends les escaliers, croisant quelques particuliers en me fondant dans la masse. Ce qui est pratique, avec le rôle de Victor, c'est que personne ou presque ne fait attention à moi.

    Hormis une jeune fille qui me fonce dedans et me jette un regard noir. Tiens donc, certaines particulières n'ont pas la langue dans leur poche.

    « Si vous regardiez devant vous, ce genre de choses ne se produirait pas, » fis-je remarquer calmement.

Je croise les bras sur ma poitrine. Je ne suis pas si vieille que ça pour qu'il me vouvoie, si ? Ce sera comme veut monsieur alors. Il me semble un peu... Comment dire ? Très réservé et très poli. De premier abord il ne vient pas du tout du même monde que moi. Ce n'est pas pour autant que je vais me laisser faire.

- Et vous, ne serait-ce pas galant de vous excuser malgré tout, en vrai gentleman, le provoquais-je.

Je ne vais pas le laisser filer comme ça et s'il pense que je vais m'incliner devant lui il se trompe complètement. Je le dévisage avec un air de défi, c'est plus fort que moi, et en profite pour capter son regard aussi clair que le mien. Une petite mèche rebelle tombe devant mes yeux et je tente de la décaler en soufflant dessus. Je dois avoir l'air un peu moins crédible quand je me reprends à deux fois, en vain. Je finis par la placer derrière mon oreille avec ma main, puis recroise mes bras, captant à nouveau son regard. J'ai envie de rire de moi-même mais je me retiens, ce n'est pas le moment de se ridiculiser, surtout devant ce garçon. Je ne compte pas m'attarder sur le seuil de cette porte, ayant pour but initial de me promener sur la plage ou dans la forêt, et je ne compte pas amener quelqu'un avec moi.

Je dévisage la jeune fille tranquillement. Si je m'énervais pour si peu, je ne serais pas à la tête de l'établissement pour les dégénérés les plus dangereux qui soit. Cette fille m'amuse, elle ne prend pas de pincettes pour s'exprimer, elle déborde d'un culot qui ne demande qu'à énerver son interlocuteur. Elle avait l'air d'être une sacrée battante. Son petit effet se dissipe lorsqu'elle tente de feindre l'assurance mais que son coup rate puisqu'elle est obligée de glisser une mèche rebelle derrière son oreille. Elle n'était pas tirée à quatre épingles comme les femmes que j'ai côtoyé et qui ont fini par disparaître de ma vie. Non, elle respire de vitalité qui me surprend. Je me demande quel don elle possède. Certainement un don offensif, sinon elle ne serait pas aussi tête brûlée. Quoique, parfois les personnalités des particuliers s'avère être l'exact opposé de leur don. Mais avec le temps, j'ai acquis une certaine expérience dans le domaine. Je suis presque certain que c'est bien un pouvoir offensif.
Je croise les bras, peu décidé à accéder à son vœu... Sauf à une condition.

"Je vous présente mes excuses, si vous me révélez votre nom."

Ça me va, c'est équitable. Automatiquement, un sourire se dessine sur mon visage alors que je décroise les bras et les laisse pendre le long de mon corps.

- April. Je m'appelle April. J'attends vos excuses maintenant. Et votre prénom aussi, comme ça on est quitte, déclarais-je.

Mes yeux doivent sourire eux aussi, finalement il n'est si snob qu'il en a l'air.
Je me demande qu'elle pourrait être son prénom : Mathew, Thomas, Luc, Alex... Je ne sais pas. Et je me questionne aussi sur son âge, il est -avouons le- d'une beauté très présente et qui me trouble presque, je ne pourrais pas lui donner d'âge physique et encore mois réel. Même si quelques indices de langage m'intime qu'il semble être assez âgé, je dirais soixante ans. Mais là encore je peux me tromper, si ça se trouve il vient seulement d'arriver. Je tripote ma broche, c'est une fâcheuse habitude qui fait de gros trous dans tous mes hauts, mais je ne peux pas m'en empêcher.

    Elle semble se radoucir, tandis que je l'observe sans vraiment le laisser paraître. Elle est habillée comme les particuliers qui viennent de débarquer, âgés d'à peine une vingtaine d'années. Elle vient donc d'un présent très proche, à des lieues de celui que j'ai connu. Cette manie de dévoiler toutes les parcelles de son corps ne me parait pas franchement très flatteuse, j'ai toujours préféré les suggestions plutôt que l'exhibition. Mais ce critère ne s'applique pas à elle, elle porte un de ces shorts qui plaisait tant aux adolescentes, accompagné d'un sage pull blanc. Ses cheveux blonds sont désordonnés, mais d'une façon qui fait ressortir sa jeunesse et les traits fins de son visage. Mais ce qui m'interpelle avant tout, ce sont ses yeux : elle possède un regard franc, qui met apparemment en permanence son interlocuteur au défi. Étrange fille que voilà.

   « Toutes mes excuses pour m'être trouver au mauvais endroit au mauvais moment. April... répéte-je en détachant les syllabes. Je m'appelle Victor. Enchanté de vous connaître. »

   Sur ce, je me penche, et sans la quitter des yeux, saisit sa main et y déposa mes lèvres.

Je ne peux pas me retenir et explose de rire face à son discours et au baise-main qui le suit. Je laisse ma main dans la sienne et pars dans un fou rire que j'ai bien du mal à contrôler. Je n'ai pas l'habitude de toutes ces manières d'aristocrates ou de je-ne-sais-quoi.
Quand je me ressaisis, je me rends compte de mon impolitesse et raccroche mon regard au sien, me remettant droite. Soudain, je sens la gêne me parcourir, je ne sais pas du tout comment réagir face à ce genre de... Salutations ?

- Moi de même ? tentais-je avec une petit voix. Je m'excuse aussi, je ne t'...vous avez pas vu...

Je souris faiblement, je n'ai pas l'habitude de vouvoyer des jeunes de mon âge à peu près, et repense à son patronyme : Victor. J'aime beaucoup, un de mes "amis" SDF s'appelait comme ça et il était d'une extrême gentillesse. Ne repense pas au passé. Mon sourire s'élargit alors que je me répète cette phrase. Le passé est dans le passé et, en ce moment, un charmant garçon me fait un baise-main alors, autant tout oublier et vivre au jour le jour.
Je me remémore la manière dont il a prononcé mon prénom, en détachant les syllabes. J'aime beaucoup aussi. Il est différent, ça c'est sûr. Et mystérieux, on ne semble pas trop pouvoir s'ennuyer avec lui à part s'il part trop loin dans son délire de monarque ou autre. Tant qu'il se limite à des formules de politesses moyennes-âgeuses ça me va.

         J'arque un sourcil, tout sourire, en attendant qu'elle se calme. J'ai bien conscience que mes méthodes sont un peu dépassées, mais je les affectionne et je ne suis pas assez susceptible pour me vexer d'un tel accueil. Il faut être patient, lorsqu'on veut vivre des centaines d'années. C'est une réaction normale de sa part, j'oublie parfois que je ne suis pas issu de la même époque que la plupart des personnes qui vadrouillent encore sur cette terre. Pour ceci, je me félicite d'être encore en vie et d'avoir pris les décisions que j'ai prises par le passé, même si ma particularité y est pour beaucoup. Son rire résonne entre ces murs et je me surprends à penser qu'il est bien agréable de l'entendre. La lady cesse de rire et se rend compte que je pourrais me sentir humilié de la voir ainsi réagir. Il n'en est rien, mais ça n'empêche pas ses joues de rosir. C'est adorable, elle se sent prise en flagrant délit, comme si elle avait chipé quelque chose dans le dos de ses parents et qu'il représentait les parents en question. Comme pour se rattraper, elle bafouille des excuses sur un événement que j'ai déjà oublié, et ne sait plus vraiment comment m'adresser la paroles. C'est d'autant plus attendrissant.
         J'ai tellement l'habitude de vouvoyer mon entourage que je trouve normal que l'on me rende la pareille, cela introduit un certain respect, une certaine distance entre moi et les autres, de celle qui se révèle utile quand on ne veut pas trop que l'on fouille dans ses affaires personnelles. Mais cette réserve ne correspond pas du tout à l'image que je me suis fait de mon interlocutrice, de quelqu'un qui n'a pas froid aux yeux et qui expose son tempérament au grand jour... Ce qui me conduit à lancer, après avoir constater sa réaction :

        « Ne vous inquiétez pas, si cela vous a fait rire j'en suis heureux. Vous pouvez me tutoyer, ça ne me dérange pas le moins du monde. »

- Ah... Heu... D'accord. Merci, souriai-je. Et toi ? T'es capable de me tutoyer ?

Je le regarde toujours en souriant, il me perturbe avec ses bonnes manières. Je n'en ai pas recu autant de la part de mes foyers et ça me déstabilise. Je me sens comme inférieure à lui. J'ai l'impression qu'à chaque fois que j'ouvre la bouche je lui parais impolie, même s'il sourit de toutes ses dents.
C'est alors que je me mets à réfléchir - oui, oui ça m'arrive- et me dis qu'il doit quand même être sacrément âgé de 1) pour parler comme ça et de 2) pour se comporter ainsi.
Je sais que la curiosité est un défaut et que normalement ça ne se fait pas de demander son âge à quelqu'un mais bon, on est dans une Boucle où on ne vieillit pas, alors, c'est quand même important de savoir non ?

- Et t'as quel âge aussi ? le questionnais-je en m'appuyant contre le mur de l'imposante bâtisse.

Je ne veux pas paraître indiscrète mais cette question me brûlait trop les lèvres. J'espère ne pas l'avoir vexé, ou quelque chose comme ça, parce que, même s'il est étrange, il est sympathique.

Tutoyer était un rapprochement qui ne m'est pas du tout familier. Cependant, venant d'une si jolie demoiselle, je concède volontiers à lui donner ce qu'elle demande, même si cela parait moins facile qu'au premier abord. Au fil du temps, les habitudes s'ancrent pour ne former qu'un fil distinct qu'on suit sans même s'en rendre compte, un trait droit dans notre existence, le même tronçon de chemin qu'on parcourt et qui, comme une cassette, se rembobine et revient au point de départ pendant la nuit, si bien que lorsqu'on se lève, nous voilà face au même tronçon de route qu'on arpente sans même y faire attention. Je tutoie quelques très rares personnes depuis des dizaines d'années, et offre avec le vouvoiement un respect tout nouveau aux inconnus. J'ai conscience que s'exprimer avec une retenue polie me rend assez spécial aux yeux de ceux que je rencontre, même si c'est loin d'être mon but premier. Les membres de l'Institut s'y sont habitués, d'autant que je fais plus attention à mon langage quand je suis avec eux. Histoire de ne pas paraître trop déplacé dans certains contextes, voilà tout.

      "Oui, je peux. J'ai deux cent trois ans. Et toi ?"

      Je me suis repris au dernier moment pour ne pas la vouvoyer. Très peu de gens sont au courant de mon véritable âge, alors ne parlons même pas de ceux qui sont au courant de mon passé, ils se comptent sur les doigts d'une main.

J'affichais une bouche bée sans même m'en rendre compte avant de sourire faiblement, étonnement gênée, et de balbutier :

- Oh. Heu... Wow ! Ça en fait des filles rencontrées au détour d'un couloir, plaisantais-je, incrédule.

Je ne pouvais pas concevoir qu'il soit aussi âgé. Je veux dire, à part sa façon de parler, rien ne trahissait ses deux siècles de vie. Il était impeccable, de ses vêtements à son physique même. Certes, la Boucle nous préservait de la vieillesse mais je ne pensais pas qu'on puisse vivre autant de temps sans finir par mourir d'ennui. En réfléchissant bien, il avait peut être voyagé de Boucles en Boucles, rendant l'ennui presque impossible.
J'aimerais voyager moi aussi. Partir un peu partout dans le monde, dans des époques différentes, porter des robes des années 30 ou celles de la Renaissance. Moi qui n'avait passé ma vie qu'à Boston -et ici bien sur- j'avais envie de voir un peu du pays. En somme me réinventer une vie, pour oublier celle que je venais de quitter. Mais c'est très dur d'oublier. Le passé ça colle à la peau comme une sangsue, et ça vous ronge s'il n'est pas tout rose. Mes souvenirs sont ancrés dans ma mémoire et je pense qu'ils y resteront toujours. J'espère juste que la douleur s'atténuera, comme quand on est sous anesthésie.

- Je n'ai que 19 ans, physiquement et réellement.

Un grand sourire étirait à nouveau mon visage. Je ne sais pas comment il y arrivait mais il me faisait sourire comme personne d'autre n'avait réussi à le faire. J'avais l'impression de rattraper des années de morosité et de tristesse grâce à lui. Pensait-il rester ici et vivre un moment parmis nous ? Rien ne pouvait m'empêcher d'espérer qu'il dépose ses valises ici, et qu'il reste pour encore une petite centaine d'année.